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Juillet 24, 2002
Haku Michigami - Judoka
Il entame à Shanghaï une suite ininterrompue d'exploits glorieux outre-mer, dont la projection dans les airs d'un marin de 2,15m.
On a les types "sensitifs" et les "répétitifs" : les réactions diffèrent selon les pays.


Ma devise etait "Montre avec ton corps!"
Après avoir été diplômé de l'Ecole Busen de Kyoto, Michigami fit un bref passage comme enseignant au Lycée (dans l'ancien système scolaire d'avant-guerre) de Kôchi avant d'être appelé sous les drapeaux. Une vilaine blessure au genou droit suite à une chute dans une tranchée au cours d'un exercice de nuit lui valut trois mois de congé de convalescence. A partir de 1940, il devient instructeur de judo à l'Université de l'Institut Tôa Dôbun Shoin de Shanghai (cf. 1er article). C'est à partir de là que va se constituer la légende des actions chevaleresques de Haku Michigami outre-mer.
J'étais à peine nommé à mon poste d'instructeur que le Consulat Général du Japon à Shanghaï appela le recteur de l'Université Tôa Dôbun Shoin. En substance il s'agissait de ceci : ne pouvait-il pas dépêcher un professeur de judo pour instruire les marins du "Conte Verde", un bâtiment de la Marine de Guerre italienne qui mouillait en ce moment dans le port de Shanghaï.
On se rappellera qu'à l'époque l'Italie et le Japon étaient des pays alliés. "Allez-y, me conseilla le Recteur, il y va également de l'amitié nippo-italienne... " Lorsque je montai à bord quelques jours plus tard, dix énormes lascars " ... qui avaient, m'assura-t-on, quelque peu tâté du judo" m'attendaient. Un marin particulièrement grand -2,15 mètres me fut-il précisé - me parut assez impressionnant. On me signala obligeamment que c'était là une belle "bête" qui avait entre autres remporté le Championnat de Lutte contre la Flotte Américaine du Pacifique, et que tous les maîtres de judo japonais avaient poliment décliné de se frotter à lui.
On allait bien voir ça! On ouvrit donc sans tarder les "hostilités" sur le pont du navire. Je faisais, et fais toujours, pas plus de 1,73 mètre. Mon adversaire avait les bras tellement longs qu'il était hors de question d'atteindre le col de son vêtement, force m'était d'empoigner ses manches. Ouchigari? kouchigari? Sans effet! Bon, essayons au contraire de garder nos distances avec cet échalas et essayons un tomoenage... Ca y est! il dévissait, il était parti en un superbe vol plané!
L'interprète était déjà sur moi : "Ne le projetez pas ainsi, le fleuve ne rend jamais ceux qui y tombent!" Le bâtiment de la marine italienne se trouvait effectivement à l'ancre sur le Huanpu là où des courants et remous étaient tels que les gens qui tombaient à l'eau ne refaisaient jamais surface. Je me bornai à rétorquer que c'était avant tout la taille et la posture de l'adversaire qui décidaient de la prise à appliquer, et je m'essayai tout de même à des prises moins spectaculaires pour envoyer valser mes autres adversaires.

Le fait de n'avoir jamais remporté que des victoires depuis son arrivée en France en 1953 contribua énormément à asseoir la confiance qu'on avait en lui comme instructeur.

"Il suffit que tu sois battu une fois à l'étranger et tu peux faire une croix sur ta vie de judoka" m'avait bien mis en garde Zôshunosuke Kawaishi, alors conseiller de la Fédération Française de Judo. Sans doute devait-il avoir vu beaucoup de gens à qui cela était arrivé, quant à moi je décidai de ne pas trop me tracasser sur cette question. Car esquiver les défis est contraire à l'esprit du judo.
Au début que j'étais en France, c'était épouvantable. C'était l'époque où traînait partout cette atmosphère de l'époque où l'Europe faisait peser son ascendant colonial sur la plupart des pays d'Asie. On était du reste assez sceptique sur cette réputation d'invulnérabilité des judokas japonais. Si on n'apportait pas ses preuves en alignant des victoires, il était hors de question de devenir instructeur.
Aussitôt que se répandait la réputation d'être un type imbattable, c'était pratiquement tous les mois que tombaient les défis. On n'avait pas plutôt mis le pied sur les tatamis qu'on entendait fuser les cris "Descends le Japonais!" Bon, il fallait se mettre à l'ouvrage, et quand on avait montré qu'on pouvait descendre dix, voire douze gaillards d'affilée, c'était un immense soupir admiratif, "Oh!" qui parcourait l'assistance. Et le manège allait se répétant à l'infini.
Jamais une seule fois, je n'ai été battu. Il y avait bien de hauts gradés, mais envoyer valser quelqu'un qui ne sait pas trop ce qu'est le judo n'est pas tellement difficile. D'abord ils se creusaient la tête à essayer de comprendre comment un petit bout d'homme comme moi parvenait à balancer aussi rapidement des grands gabarits. En fait, ce n'était pas bien sorcier. Il suffisait de parer ou esquiver la prise de l'adversaire et d'utiliser à plein la force de réaction pour le jeter. C'est ainsi que j'enseignai un judo d'"action-réaction" qui n'était absolument pas basé sur la force.
Ce que j'ai bien senti au cours de mon enseignement c'est que les réactions des individus différaient selon les pays. Vous enseignez une nouvelle prise, si c'est à un Français, il va l'essayer sur le champ pour déclarer aussitôt qu'il a compris ; ce sont ceux qui privilégient la "sensation". Un Hollandais, lui par contre, va se lancer dans une séance de "uchikomi" (répétition inlassable d'un enchaînement de gestes à vide) pour apprendre la nouvelle prise, l'inculquer à son corps, pendant vingt minutes, une demi-heure, parfois davantage si vous ne lui dites pas d'arrêter. Or, cet Anton Geesink, celui qui allait devenir dans les années soixante la bête noire du Japon, alors sanctuaire inviolé du Judo, était sans conteste le parangon même ce deuxième type.
Propos recueillis par Kazunori Iwamoto, Section Sportive